Par Richard Dion - 1er avril 2019
Proposer une définition neutre et objective de la violence qui cernerait l’ensemble des phénomènes sociaux auxquels on se réfère sous ce vocable est un projet de l’ampleur d’une odyssée. De quoi est-il question quand nous voulons aborder un tel sujet? Quelles réalités sociologiques le chercheur tente-t-il de nous révéler par ses études sur la violence? Tout discours sur ce sujet n’est pas neutre en soi, il implique toujours le point de vue subjectif – normatif, idéologique – de ceux et celles qui s’intéressent à une telle réalité, que ce soit pour théoriser, comprendre, observer, intervenir, dénoncer le phénomène ou même y recourir.
Cette « chose » que l’on nomme violence peut prendre de multiples formes. Pour une certaine psychologie comportementale, par exemple en biopsychologie, une étude de la violence sera orientée sur l’individu et ses troubles neuropsychiques, voire même ses « causes » génétiques, délaissant ainsi le caractère holiste – ou sociologique – du phénomène. À l’inverse, une discipline comme les sciences politiques, s’intéressant notamment à l’analyse des divers systèmes et sous-systèmes de la société, ignorerait la dimension « psychologique » ou subjective des acteurs de la violence. Au contraire de ces deux exemples, la sociologie pourra développer une approche qui tente de dépasser cette opposition existante entre les points de vue individualiste et holiste. C’est l’idéal que défend une certaine sociologie critique (Freitag, 1995). Cependant, une telle perspective ne se retrouve pas seulement en sociologie, mais permet également à des psychologues – à des psychanalystes par exemple – de développer un point de vue holiste et à des chercheurs en sciences politiques de s’intéresser à la dimension psychologique ou subjective des individus en tant que sujets de la violence et acteurs de l’histoire.
Heureusement, dans la pratique de beaucoup de chercheurs et peu importe le domaine d’étude, les frontières entre les diverses sciences sociales sont beaucoup moins étanches que nos représentations exposées ci-haut. Il ne s’agit pas seulement d’une question de discipline académique, mais d’un problème épistémologique sur les fondements théoriques et scientifiques du savoir.
Il y a également une distinction à produire entre les diverses définitions de la violence élaborées en interventions sociales et les études cliniques avec les conceptions plutôt théoriques et philosophiques sur le sujet. Cependant, seule une approche multidisciplinaire peut conceptualiser la problématique de la violence dans un temps long, c’est-à-dire d’un point de vue anthropologique et historique; seule une telle analyse théorique peut nous aider à comprendre l’originalité et la complexité du monde contemporain ainsi que les enjeux civilisationnels auxquels les sociétés du XXIe siècle sont et seront confrontées.
Violence et histoire
On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. (Héraclite)
Du point de vue de l’histoire, la violence est une réalité anthropologique incontournable. Toute société se doit de trouver une réponse originale : culturelle, politique et institutionnelle à la violence… La principale problématique à considérer quand nous voulons aborder historiquement un tel sujet concerne la réalité normative des sociétés qui se transforme continuellement selon les époques et les civilisations. Ce qui est acceptable – bien ou mal – évolue selon les diverses réalités culturelles et politiques. Nous devons également considérer l’évolution de la technique qui change radicalement la manière de concevoir la violence et notamment de faire la guerre.
Les sociétés archaïques – sociétés préhistoriques ou sans État – les sociétés de chasseurs-cueilleurs et toutes ces cultures qui ont fait usage d’un rituel sacrificiel humain ou animal, n’ont pas développé le même rapport symbolique et existentiel au monde, à la violence et à la mort que les sociétés étatiques, libérales et de droit comme nous connaissons actuellement en Occident par exemple. Même dans le cadre du rituel sacrificiel, ce rapport normatif change dans le temps, selon les contextes et les cultures. Un sacrifice humain se différencie de celui d’un animal, le meurtre ritualisé n’ayant pas la même fonction symbolique et signification sociale. Du point de vue de l’histoire, quand nous abordons la problématique de la violence, nous sommes confrontés à des réalités anthropologiques distinctes : la chasse, les différentes formes de rituels sacrificiels, les violences fratricides, le suicide contemporain, les génocides, la guerre, le terrorisme, etc. Or, nous n’avons qu’un seul mot pour définir ces multiples phénomènes sociaux et anthropologiques complexes : la violence.
L’idée que nous pouvons avoir de la violence aujourd’hui n’est donc pas la même qu’à d’autres époques. Prenons un exemple concret. Nos aïeux qui ont connu les guerres mondiales du XXe siècle ainsi que la conscription avaient une crainte de la violence et de la guerre que nous ne connaissons plus. De nos jours, être militaire dans la majorité des pays de l’Occident n’est plus un devoir civique, mais un métier professionnel. Par conséquent, très peu de personnes vont faire directement l’expérience d’un conflit militaire dans leur vie. Même les militaires n’ont plus nécessairement à faire l’expérience du terrain pour tuer (bombardements, drones, missiles à longues portées).
Nous avons collectivement, notamment avec le traitement médiatique que l’on produit sur le sujet, beaucoup plus peur du terrorisme que de la guerre. Cette réalité sociologique est, entre autres, causée par l’évolution de la technique qui transforme radicalement notre manière de concevoir la violence, de faire la guerre, notre rapport au monde ainsi que nos représentations de la société.
Des formes hétérogènes de la violence
Rien n’est permanent, sauf le changement. Seul le changement est éternel. (Héraclite)
La chasse, les rituels sacrificiels et la guerre ont une chose en commun : le meurtre. La mise à mort d’un animal ou d’un humain n’a pas la même signification selon les contextes anthropologiques (culturels) et historiques. Par exemple, on ne donne pas la mort à un animal dans le cadre des rituels sacrificiels comme on assassine froidement dans un abattoir moderne, l’un servant à combler les besoins élémentaires de la communauté dans un cadre ritualisé et l’autre à satisfaire les exigences du marché économique selon le fonctionnement d’une industrie agroalimentaire.
Notre rapport normatif à la violence – ce qui implique notre culture, nos idéologies, nos prénotions, nos cadres mentaux, notre sensibilité affective, etc. – change constamment dans l’histoire. La frontière entre le bien et le mal – ou entre ce qui est acceptable et ne l’est pas – n’est jamais déterminée définitivement. Aujourd’hui, notre sensibilité contemporaine nous empêche de comprendre comment des choses qui nous semblent immorales sont pourtant acceptables et même valorisées dans d’autres contextes civilisationnels. Nous n’avons qu’à penser à la fessée infligée aux enfants et la violence conjugale qui étaient, jusqu’à tout récemment, encore tolérées dans nos sociétés. La « violence d’aujourd’hui » n’est pas celle de « toujours ». La violence des anciens n’est pas la même que la violence des modernes. On n’assassine pas avec une épée comme on tue avec des armes de longue portée ou de destruction massive. Les phénomènes sociaux ne sont pas à l’image d’un « long fleuve tranquille ». Quand il est question de violence, nous sommes nécessairement en eaux troubles.
L’objectivité comme idéal du savoir | un enjeu politique
[La] violence n’est donc pas toujours objectivable. Elle est comme tout phénomène social, le résultat d’une lutte de définition entre acteurs poursuivant des intérêts divergents et de ressources dissemblables. […] N’a pas le pouvoir de nommer qui veut! (Crettiez, 2008)
L’objectivité dans les sciences sociales est un idéal et tout chercheur est coloré par une idéologie – ou une contre-idéologie – mais également par une culture et une société inscrite dans un temps historique civilisationnel particulier et original. Cependant, même si nous devons considérer le point de vue subjectif des chercheurs en sciences sociales, peu importe l’objet d’étude, cela ne sous-entend aucunement que nous devons nous astreindre à une certaine forme de relativisme culturel et conclure simplement que tout n’est qu’une question de sensibilité, d’opinion, de divergences idéologiques ou pire, croire qu’il ne s’agit que de visions différentes inscrites dans une forme de dualité mimétique éternelle. Le savoir est un enjeu politique…
Qui parle de la violence et pourquoi? Toute analyse (ou discours), même dite scientifique, n’est jamais désintéressée de son objet d’étude et encore moins quand nous pouvons en faire directement l’expérience, soit en tant que corps souffrants ou « âmes » blessées (victimes), observateurs (témoins) ou acteurs (causes) de la violence. Mais ce qui rend l’analyse d’autant plus complexe, c’est que selon les moments séquentiels, les rôles peuvent se renverser ainsi que notre perspective des événements : les témoins deviennent la cause, l’agresseur, la victime…
Quel est le point de vue qui nous intéresse, celui de la victime ou de l’agresseur? Quel est le sujet de la violence? Pourquoi s’y intéresser : pour dénoncer, légitimer, comprendre, analyser ou simplement pour son spectacle? Selon le contexte, la violence n’est pas seulement horreur, elle peut également être valorisée culturellement, esthétisée, légitimée politiquement ou juridiquement, ou tout simplement ignorée.
Du point de vue de l’idéologie, quelle est l’intention du chercheur : politique, scientifique ou les deux? Qu’est-ce qui distingue la science de l’idéologie et celle-ci du pouvoir? La quête d’un savoir objectif va de pair avec celle d’une autorité dont le pouvoir aime bien se revêtir. Par conséquent, nous devons toujours considérer le point de vue subjectif du chercheur en tant qu’acteur social impliqué dans un monde réel structuré par des rapports de pouvoir. Par exemple, qui subventionne la recherche et pourquoi? Quelles sont les finalités de cette recherche? Le chercheur se situe lui-même dans ses rapports de pouvoir.
Dans la définition que nous pouvons avoir de la violence, nous retrouvons des enjeux juridiques, politiques et institutionnels. Qu’est-ce que la violence politique, institutionnelle ou le terrorisme? Qu’est-ce qui distingue la violence politique de la violence terroriste et celle-ci de celle de l’État qui, par définition, est légal et légitime? L’absence de consensus dans les sciences sociales sur ce sujet est représentative des débats politiques qui caractérisent le monde contemporain et la crise civilisationnelle que nous vivons. Le pouvoir de nommer la violence – ou ce qui fait acte de réalité – est également celui de légitimer nos conditions matérielles d’existence qui définissent notre condition humaine.
Démocratie et état d’exception
Une définition – ou une compréhension – de la violence de la perspective des victimes change radicalement de celle de l’agresseur et même des témoins. Dans un cas aussi complexe que la violence légitime, le droit a toujours eu de la difficulté à déterminer de façon absolue ce qui est légal de ce qu’il ne l’est pas. Pour déterminer qu’un acte de violence est un geste de défense ou une agression, nous devons interpréter les événements et prendre position. L’agresseur peut toujours justifier sa violence comme étant préventive et l’agressé comme une pure victime innocente. Ne dit-on pas justement que « l’histoire est écrite par les vainqueurs ».
Du point de vue du pouvoir, c’est-à-dire de la raison d’État, son monopole serait une prémisse indiscutable au vivre ensemble. Par son monopole de la violence, le pouvoir se donne le droit légitime et moral de recourir à l’état d’exception (état d’urgence, loi spéciale) – c’est-à-dire à l’abolition de tout droit civique relié à une charte des droits et libertés – quand il considère que son autorité et sa souveraineté sont menacées. En tout temps, même dans les sociétés les plus démocratiques, tout pouvoir digne de ce nom se donne le droit de supprimer les droits civiques et s’octroie le droit de vie et de mort quand on menace sa souveraineté. Tout pouvoir, par sa nature souveraine, toute forme d’État ou de gouvernance, même libérale et de dites valeurs démocratiques, peut menacer en tout temps la société et la transformer en une forme de dictature… au nom de la vertu, d’un monde meilleur et parfois pour passer de simples réformes institutionnelles, politiques ou économiques! <
Références
Crettiez, Xavier Les formes de la violence, Paris, La Découverte, 2008.
Dion, Richard, Thanatos et civilisation : La violence dans les sciences sociales. Pour une compréhension des modes de régulation et de reproduction de la société, Université du Québec à Montréal, Thèse, 2016.
Freitag, Michel. « Pour un dépassement de l’opposition entre holisme et individualisme en sociologie », dans Jean-François Côté, Individualismes et individualité, éditions Septentrion, Montréal, 1995, p. 263 à 326.
Richard Dion a travaillé au Centre de recherche en immigration, ethnicité et citoyenneté (CRIEC) de 2005 à 2009. Ayant obtenu un doctorat en sociologie de l’Université du Québec à Montréal en 2016 et enseigné au Cegep de Sorel-Tracy, il offre maintenant ses services en tant que consultant.